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L’acte de marcher semble être une action simple et banale du quotidien. Elle nous est enseignée d’abord difficilement dès notre plus jeune âge pour ensuite devenir une action naturelle et automatique. Étymologiquement, la marche c’est : « Fouler au pied une matière malléable et pétrir à la main » (1). La marche peut être définie comme une activité physique qui passe par le mouvement du corps, mais elle accompagne aussi la pensée.

 

« Bouger c’est agir » (2), marcher c’est prendre conscience de ce qui nous entoure et devenir acteur. L’action de marcher n’est alors pas seulement utilisée pour se déplacer d’un point A à un point B. Elle reste une pratique symbolique utilisée par l’homme comme un engagement. Celle-ci peut être empruntée dans un cadre de retraites ou de pèlerinages sacrés. La marche est alors un moyen de communier ou de retrouver une paix intérieure par la méditation. Une des marches les plus célèbres étant Saint Jacques de Compostelle. Mais, cette action est aussi un moyen de réunir un groupe pour s’exprimer. L’acte de manifester en marchant dans l’espace public représente un engagement pour une cause. L’action est souvent pacifiste et non violente tout en transformant l’énergie de la foule et son mouvement en une force et une unification. Elle peut être une manière de sortir des codes et des normes du quotidien pour s’en libérer un instant. Le mouvement qui entraîne la mobilisation de la totalité de notre corps fait travailler l’esprit : ce dernier apprend à voir et à rendre visible.

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Tout au long de son histoire, l’homo sapiens s’est déplacé pour découvrir et conquérir son environnement. La marche devient un outil pour « percevoir le monde par l’expérience sensible » (3).

Elle est définie par Francesco Careri comme une pratique esthétique. Nous l’utilisons pour observer le paysage de manière critique comme nous pourrions l’utiliser pour observer d’autres arts comme l’architecture et la peinture. Cette pratique est individuelle et donc propre à chacun. Le marcheur écoute le rythme de son corps qui est déterminé par des données extérieures. Plusieurs critères entrent alors en compte comme le temps (météo), le terrain (sa matérialité, l’architecture…) mais aussi les rencontres. La marche est aussi liée à notre perception qui est subjective. Par le biais des cinq sens, des sentiments et de l’intuition, ou encore par les impressions, nous prenons conscience de ce qui nous entoure.

La marche devient un outil subjectif pour observer un paysage. Ce dernier donne une matérialité et une connaissance sur le territoire. En marchant, nous habitons le monde. La marche produit de l’architecture et du paysage. Cette pratique reste cependant trop peu utilisée par les architectes, les designers et les paysagistes pour comprendre l’espace. Le flâneur incite à la contemplation et à l’immersion dans un univers inconnu. C’est la représentation du poète qui déambule dans la ville, sans but. Marcher peut donc engendrer du rêve et de l’imagination. En effet, lorsque nous marchons nos sens sont en éveil et nous permettent de nous échapper un instant de notre réalité. Il arrive que nous lâchions prise pour nous laisser emporter par toutes nos pensées (4). Cet acte peut devenir un moment de rencontre imprévu, constitué de hasard et de surprises. Le hasard libère et nous permet de nous détacher du contrôle perpétuel que l’on veut avoir sur notre vie, nos décisions, nos actes.

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« La marche est une durée qui flâne, se détache de l’horloge, cheminant dans un temps intérieur propice à un retour sur soi. La marche sollicite une suspension heureuse du temps, une disponibilité à se livrer à des improvisations selon les événements du parcours. Elle ne consiste pas à gagner du temps mais à le perdre avec élégance, le sourire aux lèvres. Elle est une résistance aux impératifs de vitesse, d’urgence, de disponibilité, qui élaguent aujourd’hui le goût de vivre. Aujourd’hui les chemins sont remplis de flâneurs qui cheminent à leur guise, à leur pas, en leur temps, en conversant paisiblement ou en méditant le nez au vent. Ils prennent leur temps, ils ne laissent pas le temps les prendre. Ils sont leur seul maître d’heure » (5).

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Nous identifions plusieurs types de marche, qui se définissent par l’allure, l’objectif poursuivi, les caractéristiques… Ce tableau en dévoile trois :

- La mobilité et le déplacement qui est un trajet à une durée déterminée. Cette pratique possède un objectif et devient un moyen de déplacement qui peut être une contrainte ou une obligation. L’allure y est alors plus rapide et régulière.

- Le hasard et se laisser aller par la marche peut être un temps de réflexion ou de rêverie s’en avoir d’objectif. Marcher devient une pratique esthétique pour prendre du temps et contempler ce qui nous entoure.

- La découverte et l’expérience : Cela nous renvoie à des notions de territoires traversés. L’objectif étant d’aller à la rencontre de quelque chose: cela peut être une personne, un paysage… Elle se traduit souvent par une longue distance.

1

Définition de Marche dans le dictionnaire CNRTL, Disponible sur : https://www.cnrtl.fr/definition/marche (en ligne)

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2

AMAR Georges, Homo Mobilis: Une Civilisation du Mouvement, 2016, Paris, FYP Éditions, p 88.

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3

CARERI Francesco, Walkscapes, la marche comme pratique esthétique, 2013, Paris, Rayon Art, p 11.

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Sensation

Phénomène par lequel une stimulation physiologique (externe ou interne) provoque, chez un être vivant et conscient, une réaction spécifique produisant une perception; état provoqué par ce phénomène.

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Perception

Opération psychologique complexe par laquelle l'esprit, en organisant les données sensorielles, se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel.

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5

Clément Gilles, «Éloge de la lenteur», Conférence rediffusée sur France Culture, 2017, Disponible sur : https://www.franceculture.fr/conferences/palais-de-la-decouverteet-cite-des-sciences-et-de-lindustrie/eloge-de-la-lenteur (en ligne)

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4

BUFFET Laurent, L’itinérance, l’art en déplacement, 2012, Paris, de l’Incidence éditeur, 216, p 67.

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Marcher

 

 

 

Mobilité

Déplacement

 

 

 

 

 

 

Hasard

Se laisser aller

 

 

 

 

 

Découverte

Expérience

Se déplacer

Circuler

Avancer

Accéder

Aller

Traverser

Dépasser

 

 

 

Dériver

Déambuler

Flâner

Errer

Vagabonder

 

 

 

Parcourir

Arpenter

Se mouvoir

Se balader

Se promener

Fouler

Cheminer

Voyager

Ralentir

S’arrêter

Prendre le temps

Se perdre

 

Se fatiguer

S’ennuyer

Isoler

Craindre

Douter

 

Penser

Rêver

Contempler

 

Visiter

Explorer

Observer

Comprendre

Analyser

 

Percevoir

Sentir

Ecouter

Toucher

Voir

 

Découvrir

Rencontrer

Trouver

 

Inventer

Habiter

Construire

Créer

 

Franchir

Ma démarche

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Mon intérêt pour la marche a commencé lors de deux grands événements que j’ai vécus: les grèves de décembre 2019 et le confinement du COVID-19 en 2020. Ces deux périodes nous ont obligé à changer de mode de déplacement : pour ma part, je me suis mise à traverser Paris et à déambuler dans l’espace public. Pendant le confinement, je marchais dans Paris devenue une ville fantôme. La ville de mon enfance se transformait en un mirage comme les « villes invisibles » décrites par Italo Calvino dans lesquelles la frontière entre songe et réalité se perd (6). Je pense que c’est à ce moment que je me suis intéressée à l’espace urbain et à la manière de le parcourir en marchant. J’ai alors décidé pour mon travail de mémoire, de marcher dans l’espace public et de rendre compte de mon expérience. Ce besoin de marcher pour marquer un moment de pause et rendre compte de ce qu’il se passe autour de nous devenait une nécessité. C’était une envie irrépressible de « sortir prendre l’air » et comme on entend souvent « retourner aux essentiels ». Mais que voulons-nous dire par ces « essentiels » ? Marcher peut devenir une libération et un moyen de tout relâcher un temps pour faire le vide. Mais quels étaient ces « essentiels » pour moi ? Qu’est-ce que je recherchais réellement en marchant ? Me couper du monde ou justement retrouver un outil pour mieux l’appréhender par la connaissance ?

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Je me suis alors décidée à marcher aussi pour répondre à ces questionnements et pour en faire l’expérience. Je décidais de marcher au-delà de Paris intra-muros et d’aller plus loin que lors du confinement. Je souhaitais tout d’abord sortir de ma zone de confort : sans codes et sans repères pour laisser place à la contemplation et à l’imagination.

Ma marche est devenue un voyage au cœur de l’espace public. Le voyage ne signifie pas forcément partir loin. Il peut commencer en bas de chez soi, en franchissant le seuil de sa porte. Voyager c’est donc franchir une limite et prendre conscience de la multitude des espaces et dans cette expérience précise, de la diversité des territoires. La marche désigne « une limite en mouvement » (7), contrairement à la frontière. Cependant cette pratique a perdu de sa valeur depuis le XIXème siècle. Elle n’est plus aussi libre qu’elle pouvait l’être avec l’apparition d’infrastructures tel que les rails, les routes/autoroutes, les tunnels... qui coupent le paysage et ses sentiers. La marche devient alors de plus en plus limitée. D’abord géographiquement, puisque les infrastructures sont des obstacles sur notre trajet. Cela ralenti l’allure et oblige le marcheur à contourner des espaces. Mais aussi, du fait des changements de pratique et d’usage, car aujourd’hui on favorise l’utilisation du RER au détriment de la marche. Afin de me confronter à la question de la marche limitée et contrainte, j’ai déterminé un parcours le long de la ligne A du RER. Le parcours désigne l’action de traverser un espace plus ou moins déterminé. L’objectif étant de révéler par les détails un territoire que l’on ne voit pas. Il semblait alors intéressant de comparer ce parcours à pied à un trajet de RER emprunté quotidiennement par des habitants. Le RER est un mode de déplacement qui devient pour la plupart de ses utilisateurs un trajet automatique: le passager ne prête plus attention à ce qui nous entoure. Le RER aujourd’hui symbolise la rapidité, l’accessibilité et le progrès.

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Les utilisateurs quotidiens du RER ont l’habitude de le prendre et de ne jamais s’arrêter. Mais quels sont réellement ces espaces traversés ? Parfois en regardant au travers de la vitre du train, il peut m’arriver d’imaginer comment vivent les populations et comment s’organisent les espaces. Ces territoires que l’on pense connaître sans jamais s’y arrêter, tombent dans l’oubli. Notre rapport à l’espace n’existe plus. Le seul lien qui nous relie alors à l’extérieur est la fenêtre. Elle ouvre à l’imagination et nous coupe de la réalité pendant un instant. Ces paysages que l’on ne voit que de notre fenêtre sont les témoins de notre temps et déterminent la manière dont nous vivons. Les villes ne sont pas comme dans le RER : des gares séparées les unes des autres. Il existe un territoire qui les relie. C’est celui-ci qui m’intéresse et qui fait l’objet de mon étude dans ce mémoire.

 

Marcher c’est partir de l’expérience sensorielle et de la contemplation pour inventer et créer : nous prêtons attention aux détails, aux petites choses que l’on ne regarde pas au premier abord, pour les mettre en lumière. Ces détails construisent le paysage et entourent notre quotidien. Cette pratique est rendue possible grâce au temps que nous offre la marche. Un temps lent, à l’échelle de l’homme. En marchant, on comprend (8). Le mouvement du marcheur forme une nouvelle géographie qui n’existait pas avant son passage. Elle représente un voyage vers l’inconnu et la prise de conscience de ce qui l’entoure.

La marche s’entreprend seul. Elle peut être accompagnée par un groupe mais nous restons les uniques acteurs de ce mouvement. Lors de ma marche je me suis retrouvée seule face à moi-même. Qu’est-ce que signifie se retrouver avec soi-même ? Est-ce un temps d’introspection ? Il n’y a pas seulement l’action du corps qui rentre en jeu, celui-ci est aussi relié à l’esprit. Le corps et la pensée communiquent et fonctionnent ensemble. Marcher ce n’est pas seulement observer en se déplaçant. Mon parcours m’a permis de développer des questionnements et de l’imagination. L’esprit et nos pensées influent sur notre corps et peuvent donc décourager ou au contraire nous pousser à aller plus loin.

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6

CALVINO Italo, Les Villes invisibles,

1972, Paris, Seuil, 189p

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7

PAQUOT Thierry, Demeure Terrestre,

2009, Paris, édition Terre Urbaine, p 70

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Territoire :

« Espace borné par des frontières, soumis à une autorité politique qui lui est propre, considéré en droit comme un élément constitutif de l’État et comme limite de compétence des gouvernants. »

Un territoire coté juridique et souvent associé aux notions de frontières et de limites.

 

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Espace public :

L’espace public au singulier est un lieu de débat politique, de confrontation des opinions. Tandis que les espaces publics désignent d’après Thierry Paquot : « les endroits accessibles au(x) public(s), arpentés par les habitants, qu’ils résident ou non à proximité. Ce sont des rues et des places, des parvis et des boulevards, des jardins et des parcs, des plages et des sentiers forestiers, campagnards ou montagneux, bref, le réseau viaire et ses à-côtés qui permettent le libre mouvement de chacun, dans le double respect de l’accessibilité et de la gratuité. » Les espaces publics sont physiques, ils restent délimités géographiquement. Ces deux termes ont en commun la communication, c’est a dire « l’idée du partage, de la liaison, de la relation, de l’échange, de la circulation »

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8

DAVILA Thierry, Marcher, Creér.

2002, Paris, Regard, p 94

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(...)

   « Stop, ça y est, j'arrête de penser

J'vais courir, j'vais marcher

Stop, allé, j'arrête d'me presser

J'vais courir, j'vais marcher, j'vais sourire

Stop, ça y est, j'arrête de penser

J'vais courir, j'vais marcher

Stop, allé, j'arrête de penser

J'vais courir, j'vais marcher, j'vais sourire (oho)

J'vais m'relever

Avancer, s'rassembler sans flancher

Enjamber, le chantier des pensées

Qui semblait t'emmêler

J'm'y connais sans délais

Mes soucis prenez les et l'angoisse tenez la bien

J'vais shooter dedans comme elle vient

Faut que je marche

Parce que j'comprends quand je marche

Faut que je marche

Parce que j'apprends quand je marche

Faut que je marche

Parce que je pense quand je marche

Parce que j'avance quand je marche

Parce que je rêve quand je marche. »

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Ben MAZUE, Quand je marche 

2020, 4.02 mins, Paradis (CD), Columbia, Paris

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paysage.png

La marche est-elle alors véritablement ce temps de calme et de quiétude que l’on recherche en la pratiquant ? Je me suis également retrouvée face à mes propres limites : telles que l’ennui, la fatigue ou encore la solitude. De plus, chaque espace est différent. Néanmoins, il faut avoir la capacité de pouvoir voir et percevoir, ce qui demande du temps. Prendre le temps de sentir, de comparer et de contempler pour affiner notre perception. Cette expérience sensorielle rend chaque marche unique. Un ensemble de facteurs environnementaux perceptibles par les sens entrent alors en jeu: la lumière, le son, la température, les odeurs, les différents matériaux... participent à la construction d’un imaginaire spatial.

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